7
Catilina et Tongilius n’émergèrent que vers le milieu de la matinée, pour venir chercher à manger dans la cuisine. Leurs yeux étaient encore battus de sommeil, mais ils paraissaient en excellente forme, extraordinairement satisfaits d’eux-mêmes. Ils étaient dotés d’un appétit féroce et dévorèrent tout ce que Congrio mit devant eux.
Une fois terminé ce copieux déjeuner, Catilina annonça qu’ils devaient partir avant midi.
Je demandai à Catilina où il allait. Vers le nord, me répondit-il, annonçant d’autres visites à faire en Etrurie auprès des anciens vétérans de Sylla, que le dictateur avait établis dans des exploitations agricoles confisquées à ses ennemis. Je les regardai partir ; j’avais redouté cette visite, mais finalement j’étais moins satisfait de son départ que je ne l’avais imaginé.
Bizarrement, une fois parvenus sur la voie Cassienne, Tongilius et Catilina ne prirent pas vers le nord, mais vers le sud, en direction de Rome. Ce fut Meto qui vint me l’annoncer. Il sortit en courant de la porcherie et me montra les deux silhouettes, au loin.
— Que penses-tu de cela, papa ?
— Curieux, dis-je. Catilina m’a dit qu’ils allaient vers le nord. Je me demande…
— Je vais aller regarder du haut de la colline, déclara Meto en détalant.
Il y était installé depuis longtemps avant que je n’arrive. Il avait également trouvé un poste d’observation idéal, entre deux chênes touffus, à l’abri de ronciers. Personne ne pouvait nous voir depuis la route et nous avions une vue parfaite sur tout ce qui passait sur la voie Cassienne. Il ne fut pas difficile de repérer Catilina et Tongilius, car ils étaient les deux seuls cavaliers sur la route ; ils paraissaient arrêtés non loin de l’ensellement situé entre notre crête et le pied du mont Argentum. Je ne comprenais pas pourquoi ils hésitaient, jusqu’à ce que je visse qu’ils attendaient un attelage de bœufs, en route vers le sud. Une fois l’ensellement franchi, l’attelage devait disparaître à leurs yeux, de la même façon qu’ils devaient échapper aux regards des convoyeurs. Ils regardèrent le chariot passer, puis mirent pied à terre et conduisirent leurs chevaux dans le sous-bois, du côté est de la route.
Leurs montures attachées en lieu sûr et hors de la vue, les deux hommes réapparurent un moment, avant de disparaître sous les branches d’un grand pin. Je les vis ensuite revenir sur la route, mais un bref moment. Puis le manège recommença plusieurs fois en divers points, Catilina et Tongilius apparaissant et disparaissant comme s’ils étaient à la recherche de quelque chose qu’ils eussent perdu.
— Mais que cherchent-ils donc ? demanda Meto.
— Le départ de la piste, répondis-je.
— Quelle piste ?
— Tu devais être ailleurs lorsque Forfex nous a expliqué cela, hier. Il existe un autre chemin pour aller à la mine, qui prend quelque part le long de la voie Cassienne. Mais cette piste est à l’abandon depuis longtemps, envahie par la végétation. Catilina essaie certainement de retrouver l’embranchement.
— Mais pourquoi ? Il est déjà allé à la mine.
Je ne répondis pas. Nous continuâmes d’observer les allées et venues de Catilina et de Tongilius, le long de la route. Ils finirent toutefois par disparaître définitivement dans la végétation, de sorte que je pensai qu’ils avaient enfin trouvé ce qu’ils cherchaient. Soudain, Meto m’agrippa par la tunique ; au même moment, j’entendis un bruit dans les taillis, derrière nous, puis une voix familière.
— Ce n’est pas ton endroit habituel… Oh pardon ! je ne voulais pas te faire peur ! Bête que je suis, de te surprendre ainsi à l’improviste. Pardonne-moi, Gordien, je ne devrais pas rire, mais tu as fait un tel bond !
— Claudia ! dis-je.
— Mais oui, ce n’est que moi. Et voici le jeune Meto… Une vue magnifique de ce côté, non ? On a vraiment la montagne dans toute sa splendeur, avec sa masse imposante, dominant la route.
— Oui, très impressionnant, dis-je.
— Mais vous êtes mal installés là, parmi les ronces. Venez, je connais un coin, tout près, avec une vue identique où nous pourrons tous nous asseoir sur un tronc.
J’essayai de ne pas regarder vers le bas et mes yeux tombèrent sur le panier que Claudia portait à son bras.
— Tu crains de me déranger dans mon repas, Gordien ? Mais pas du tout. J’ai assez de pain, de fromage et d’olives pour nous trois. Venez, à présent, je ne supporterais pas de voir mon hospitalité refusée.
Nous la suivîmes à contrecœur jusqu’à une petite clairière, à quelques pas de là. Comme elle l’avait annoncé, la vue était exactement la même, à la seule différence que nous étions à découvert et parfaitement visibles depuis la route.
— Là, n’est-ce pas mieux ? demanda Claudia en installant ses grosses fesses sur le tronc et en disposant son panier devant elle.
— Beaucoup mieux, dis-je. Mais il faut que Meto rentre à la maison.
— Ah, Gordien, vous autres, pères romains ! Toujours tellement sévères et exigeants ! Le mien était pareil, lorsque j’étais jeune fille. Voilà : c’est l’un des derniers beaux jours d’été de l’enfance de Meto et tu voudrais l’expédier faire le ménage à midi ? Dans très peu de temps, ce sera un homme et, après cela, les jours d’été seront peut-être aussi chauds, mais ils ne seront plus jamais aussi longs, aimables et pleins de fleurs et d’abeilles, comme ils le sont en ce moment. Allez, laisse Meto se joindre à nous !
Devant tant d’insistance, Meto s’assit à gauche de Claudia et moi à sa droite. Elle distribua la nourriture et attendit que nous ayons commencé pour se servir elle-même. Une fois installé sur le tronc, la bouche pleine de fromage, je dus reconnaître que Meto faisait du bon travail en feignant un intérêt distrait pour ce qui se passait au pied de la colline. Toujours aucune trace de Catilina. Soudain, Meto émit un petit bruit de gorge et lorsque je le regardai, il me fit un signe de l’œil presque imperceptible. Je suivis son regard vers un point de la montagne, à deux cents pieds environ au-dessus du niveau de la route, où la tache bleue d’une tunique apparaissait dans une clairière, au milieu de la végétation. Cette tache fut rejointe par une seconde et je vis bientôt deux hommes se déplacer sur le flanc de la montagne.
Claudia, penchée sur son panier, n’avait rien remarqué.
— En fait, Gordien, j’espérais bien te rencontrer ici, sur la crête ; sinon, j’aurais été obligée de te faire une visite protocolaire, ce qui n’aurait pas été agréable du tout. Et je suis bien contente que tu sois là aussi, Meto, parce que je pense que l’affaire te concerne également.
Elle se cala sur le tronc et pinça les lèvres. Pendant un moment, je pensai qu’elle regardait directement par-delà la vallée, en direction de Catilina et Tongilius, mais elle avait le regard vide, fixé à mi-distance, et ne pensait qu’à ce qu’elle allait dire.
— Qu’est-ce donc, Claudia ?
— Ah, c’est assez difficile…
— Vraiment ?
— J’ai eu, ce matin, la visite de mon cousin Gnaeus. Il prétend qu’il y a eu des étrangers sur sa montagne, hier ; des hommes venus de Rome, pour visiter l’ancienne mine.
— Est-ce exact ?
Je jetai un œil en face, pour constater que Catilina et son compagnon avaient de nouveau disparu dans la végétation.
— Oui. Une sombre histoire : l’un d’eux souhaiterait acheter l’ancienne mine, ou représenterait quelqu’un qui pourrait le faire. Une absurdité, selon moi : la mine est sans valeur aujourd’hui et l’on ne pourra plus en tirer une once d’argent. Quoi qu’il en soit, Gnaeus est venu me demander si j’avais vu, par hasard, quelqu’un rôder sur la montagne hier. C’est que l’on peut voir de ma maison une bonne partie de l’ancienne piste, tu sais, malgré l’éloignement. Mais je n’ai rien vu et aucun de mes esclaves n’a remarqué quoi que ce fût sur l’un ou l’autre versant de la montagne.
Claudia s’arrêta pour manger une olive.
— Gnaeus m’a dit qu’il ne connaissait aucun de ces hommes ; un seul s’était présenté, de la famille des Sergii, venu de Rome comme je l’ai dit. Mais ensuite, Gnaeus a questionné le chevrier qui avait servi de guide à ces gens, un vieil imbécile dénommé Forfex, et tu sais ce que cet homme lui a dit ?
— Aucune idée.
— Il a dit que ce Sergius était accompagné d’un homme plus jeune qui semblait être son compagnon, mais qu’il y avait aussi un homme d’âge moyen et un tout jeune homme. Il ne les connaissait pas, mais il se rappelait que l’on avait appelé cet autre homme Gordien.
— Ah ? Et tu viens me demander…
— Non. Je ne te demande rien et je peux tout te dire en face. Peut-être pas tout, mais suffisamment pour que tu comprennes. Si tu veux fouiner sur le domaine de mon cousin, c’est une affaire entre toi et lui ; et si Gnaeus veut te chercher noise à ce propos, il peut le faire lui-même ; je ne suis pas sa messagère. Toutefois, Gordien, je manquerais à mes devoirs de parente, vis-à-vis de Gnaeus, et de bonne voisine, vis-à-vis de toi, si je restais sans rien dire. Gnaeus n’était pas très content lorsque Forfex lui a répété ton nom, et il n’était pas content non plus lorsqu’il est venu me voir, ce matin. Je doute qu’il aille chez toi ou qu’il t’envoie un message ; il préférera grogner tout seul et disparaître dans les bois pour chasser ses éternels sangliers. Mais s’il se produit quelque incident fâcheux, je te conseille de bien faire attention à ta position, Gordien. Mes parents ne sont pas à prendre à la légère ; sois prudent ! Je ne peux pas faire davantage pour les apaiser ; je te le dis amicalement.
Elle s’arrêta un moment, pour permettre à ses paroles de faire leur chemin en moi, puis plongea dans son panier.
— Et maintenant, une surprise : des gâteaux au miel ! Mon nouveau cuisinier les a faits ce matin. Malheureusement, ce n’est pas Congrio, mais il a un petit talent pour les sucreries.
Meto réussit à s’arracher à la contemplation de la montagne ; il avait toujours eu un faible pour le miel. Il dévora un petit gâteau et se lécha les doigts. Claudia m’en offrit un, mais je déclinai l’offre.
— Tu n’aimes pas les douceurs, Gordien ? Le nouveau cuisinier le prendra très mal, si je reviens sans qu’ils aient été mangés.
— La même misère que Cicéron, grimaçai-je en manière d’excuse en portant la main à mon estomac.
— Oh, mais c’est ma faute ! J’ai troublé ta digestion avec toute cette histoire de Gnaeus. Que je suis bête, de te donner en même temps du pain, du fromage et de mauvaises nouvelles. Un gâteau au miel rétablirait peut-être ton estomac ?
— Je ne pense pas.
Ce n’était pas seulement le discours de Claudia qui me nouait l’estomac, mais la possibilité qu’elle aperçût à son tour les deux hommes sur la montagne ou sur la route. Le meilleur remède aurait été qu’elle s’en allât sur-le-champ. Mais elle avait encore quelque chose à dire.
— Alors, la prise de toge a lieu ce mois-ci, non ? Quel jour ?
— Deux jours avant les ides.
— Ah, juste après les élections.
Claudia hocha la tête et sourit.
— Encore dix jours et tu seras un homme, Meto ! Mais je dois garder mes félicitations pour ce moment-là. Je suppose que vous aurez une petite fête en ville, avant le traditionnel tour sur le Forum. Serait-il trop hardi de te demander une invitation ?
— Tu seras à Rome à ce moment-là, Claudia ?
— Je le crains, soupira-t-elle. Il s’agit de cette maison sur le Palatin, que Lucius m’a léguée : je projette de la louer et l’esclave régisseur m’a écrit qu’il fallait faire des réparations. Je n’ai pas envie de laisser un vieil esclave de Lucius s’occuper de cela et dépenser mon argent à tort et à travers. Il faut que je surveille tout moi-même. Je partirai demain et je crois bien que j’y serai la plus grande partie du mois.
Elle me regarda, les sourcils levés en guise d’interrogation.
— Mais naturellement, tu viendras à l’anniversaire de Meto, dis-je.
— Oh, merci ! J’ai tellement envie de voir cela ! Je n’ai jamais eu de fils, moi, tu sais…
Sa voix se brisa un peu.
— Et j’apporterai des gâteaux au miel ! ajouta-t-elle, rayonnante. Meto aimera cela.
Elle se pencha pour toucher son épaule. Meto esquissa un petit sourire gêné, puis une étrange expression se peignit aussitôt après sur son visage. Je suivis son regard, tourné vers le bas, et j’aperçus Catilina et Tongilius émergeant des taillis, sur la route. Claudia sembla s’apercevoir que quelque chose n’allait pas, car son regard interrogateur se fixa rapidement sur Meto, puis sur moi.
— Peut-être… dis-je, hésitant. Peut-être vais-je te demander un de ces gâteaux au miel, après tout.
— Ah, bien ! Voyons… tiens, en voilà un joli, juste au-dessus, dit-elle en se penchant sur son panier.
Je pris le gâteau et la regardai dans les yeux, tout en mordant dedans. Elle sourit en hochant la tête, puis se tourna brusquement vers la route.
— Regardez, s’écria-t-elle, qui sont ces hommes, là-bas, et d’où viennent-ils ?
Je commençai de parler et fis mine de tousser, comme si le gâteau se brisait en miettes dans ma gorge. Meto, voyant mon embarras, prit le relais.
— Quels hommes ? demanda-t-il innocemment.
— Ces deux types, là, juste en bas, à cheval ! D’où sortent-ils ?
Claudia fronça ses gras sourcils, secoua la tête et repoussa une mèche de cheveux roux échappée de son chignon.
— Ce sont deux cavaliers, voilà tout, dit Meto en haussant les épaules.
— Mais ils se dirigent vers le nord et je ne les ai pas vus venir. Nous aurions dû voir ces gens approcher depuis des milles. Et soudain, deux cavaliers surgissent de nulle part.
— Pas exactement. Je les ai vus venir, dit Meto, du ton le plus froid.
— Toi ?
— Oui… Tout à l’heure, j’ai remarqué ces deux silhouettes qui arrivaient du sud, au loin.
Claudia restait dubitative.
— Tu les as vraiment vus ?
Meto approuva d’un signe de tête.
— Et toi aussi, Gordien ?
J’opinai du chef.
— Deux cavaliers, sur la voie Cassienne, dis-je. Venant probablement de Rome.
Claudia paraissait très perturbée.
— Mais pourquoi ne les ai-je pas aperçus ? Par les Cyclopes et par Œdipe, mes yeux doivent devenir aussi mauvais que ceux de Gnaeus.
— Pas de quoi en faire un drame, la rassurai-je. Tu auras été distraite par notre compagnie et tu n’auras rien remarqué, voilà tout. Rien de bien terrible.
— Je n’aime pas les cavaliers surgis de nulle part, marmonna-t-elle. Je n’aime pas me sentir…
Sa voix se brisa, puis elle réussit à sourire.
— Mais tu as raison, je deviens idiote ! Bon, vous avez eu assez de gâteaux ? Allez, je vais envelopper tout cela, car il ne faut pas les gaspiller. Les dieux punissent les gaspilleurs, disait toujours mon père. Il faut vraiment que j’y aille. Ah, merci, Meto, de m’aider à rassembler mes affaires.
Elle prit son panier et se leva.
— Je pars pour Rome demain et ne serai pas de retour avant longtemps. Mais je suis contente de vous avoir vus tous les deux ici, sur la colline. Et je vous reverrai pour l’anniversaire de Meto. La réception aura lieu chez toi ?
— Oui, c’est la maison d’Eco, maintenant. Sur l’Esquilin. C’est un peu difficile à trouver…
— Bah, Lucius et toi étiez de bons amis ; je suis sûre que ses vieux esclaves de la ville sauront bien retrouver l’endroit. J’y serai !
— Nous t’y attendrons et comptons sur toi.
— Et puis, Gordien, réfléchis sérieusement à ce que je t’ai dit, au sujet de Gnaeus. Tu dois prendre garde à toi et veiller sur ta famille.
Pendant ce temps, Catilina et Tongilius avaient piqué des deux et pris de la vitesse sur la voie Cassienne. Meto et moi les observâmes encore un moment, jusqu’à ce que les taches bleues se fondissent à l’horizon, avalées par le brouillard de chaleur qui montait des dalles de pierre chauffées par le soleil.
— Catilina est un homme fascinant, dit Meto.
— Catilina, dis-je, n’est plus qu’un point sur l’horizon.